Les preuves numériques sont-elles admissibles devant le tribunal Haïtien ?

Contribution de Jameson Pierre-louis | Drakepot

La multiplication des réseaux de communication que ce soient les réseaux sociaux et/ou la téléphonie, et leur large adoption dans le monde, ont bouleversé, pour ainsi dire, tous les secteurs d’activités humaines. Les nouvelles technologies ont réduit à maints égards des frontières et ouvert des opportunités tant pour les individus et les entreprises que pour les Gouvernements. En effet, quelques-uns de ces bienfaits sont dus à l’Internet qui permet  (i)  aux individus d’apprendre directement en ligne, de faire des achats en un clic, d’échanger de manière instantanée avec d’autres personnes vivant partout dans le monde ; (ii) aux entreprises d’offrir leurs services/produits à plus de clients et de devenir de plus en plus compétitives, grâce à  l’accès aux mêmes outils sans discrimination de leur taille ou de leurs budgets ; Quant aux gouvernements, ils ont aujourd’hui l’unique opportunité de desservir, d’inclure leurs populations dans les processus décisionnels, de rationaliser les services publics en offrant des services électroniques.

La pandémie de Coronavirus a bouleversé notre quotidien et forcée le monde à prendre conscience du rôle prépondérant des technologies dans tous les aspects de leur vie professionnelle et personnelle. Durant les mois de confinement, des initiatives ont été prises pour faciliter l’utilisation des TICs autant dans l’enseignement que les activités économiques à travers le monde. Des décisions qui, dans un autre contexte, auraient été considérées comme des violations de droits humains ou pris des années à se réaliser, ont intégré nos habitudes journalières.

En Haïti, cela fait des années qu’on plaide pour l’adoption des technologies tant comme outils de promotion de la croissance économique qu’appui stratégique pour une meilleure gouvernance sans succès. Face à la réticence du secteur public à prendre le virage numérique, des entreprises du secteur privé ont été créées afin de propulser l’écosystème numérique en Haïti, l’une des initiatives la plus remarquée est le groupe Banj qui est à la fois un espace de travail partagé (« co-working space » en anglais) et un incubateur de start-ups technologique.

Des spécialistes comme Jean Marie ALTEMA croit que la crise engendrée par le Coronavirus « devait servir de catalyseur pour transformer le système éducatif haïtien et d’accélérateur pour moderniser l’économie, par le biais du numérique, en tant que facteur déterminant de développement » pour Haïti.  Aussi, les spécialistes rappellent que la covid19 a « suscité un intérêt accru pour les monnaies électroniques et virtuelles dans le monde. L’Etat et les autres acteurs doivent renforcer leurs capacités et créer un environnement favorable aux investissements, à l’innovation technologique et à l’inclusion numérique. Il n’y a pas d’innovation sans la recherche, et pas de recherche en dehors de l’université. »

L’impact du numérique va au-delà de l’économie et du système éducatif. Les nouvelles technologies représentent également de nouveaux défis pour le système judiciaire qui doit faire face non seulement à de nouveaux concepts et objets de droit mais encore elles créent de nombreux obstacles au travail des enquêteurs de la justice parce que l’utilisation des technologies est devenue de plus en plus indispensable dans la résolution des affaires judiciaires.

Comme le rappelait déjà Jeremy Bentham au 19e Siècle : « Quand un particulier s’adresse au juge, c’est pour lui demander une décision, qui ne peut être relative qu’à un point de fait ou à un point de droit. Dans le point de fait, il s’agit de savoir s’il estime que le fait qu’on lui soumet soit vrai ou non ; et dans ce cas la décision ne peut avoir d’autre base que les preuves. » Etant donné que le tribunal est toujours appelé à juger en fait et en droit, nous pouvons diviser les défis juridiques des technologies en deux ordres : d’un côté l’incrimination des comportements délictueux contre les systèmes informatiques ou commis par le biais de ces derniers et l’encadrement des procédures relatives à l’identification, la collecte, l’archivage et l’analyse des éléments de preuves électroniques pertinents ainsi que leur présentation devant le tribunal.

Dans le souci d’apporter notre éclairage en la matière, cet article qui sera suivi d’un autre, vise à établir l’admissibilité des preuves numériques en Haïti et mettre en exergue les points à considérer pour un encadrement juridique efficace de ces dernières.

La preuve électronique dans le droit haïtien

Les pénalistes s’accordent sur le fait qu’il ne saurait exister de preuves pour des infractions qui ne sont pas punies par la loi. En vertu du principe de la légalité des délits (nullum crimem, sine lege), les infractions existent tant qu’elles sont clairement reconnues par des règles de droit. Face à la multiplication des crimes commis par le biais des technologies la plupart des pays ont développé un cadre juridique de riposte contre les cyber délits.

Haïti n’en est pas épargné comme le témoigne par exemple un article publié le 12 septembre 2020 par Ayibopost, dans lequel on apprend que plus de 300 dénonciations de harcèlement et de fraudes téléphoniques ont été reportées à la compagnie Digicel. Et à cause de l’omniprésence des technologies de l’information et de la communication dans tous les aspects de la vie, le besoin de preuve digitale dans la lutte contre la criminalité devient incontournable.

Considérant cette importance, il est approprié de se questionner sur les règles juridiques ayant vocation d’encadrer l’investigation et l’admissibilité des preuves numériques dans le droit haïtien.

À ce stade de la discussion, deux mécompréhensions des preuves électroniques doivent être éclaircies. La première est une confusion véhiculée par des séries télévisées hollywoodiennes comme « Les Experts ». Ces films hollywoodiens font généralement référence à la science forensique qui couvre une multitude de techniques développées par les scientifiques afin d’améliorer les techniques d’enquête, tels la Balistique, la Toxicologie, la Sérologie, la section de Chimie et Microscopie, la section de Documents et de Contrefaçon, l’Institut Médico-légale, la photographie judiciaire et les empreintes digitales. Alors que les preuves électroniques se limitent à des informations probatoires stockées ou transmises par des voies électroniques, elles incluent des données sur les ordinateurs et les téléphones mobiles, des audio digitales, des vidéos digitales, des images électroniques, et des faxes et s’appréhendent à travers la criminalistique numérique.

La deuxième se rapporte à la cybercriminalité, phénomène à la base des preuves numériques. Il faut préciser que cette dernière n’a pas reçu de définition légale en Haïti et il n’en existe pas universellement acceptée. Néanmoins au niveau international, deux approches sont utilisées pour classifier les actes de cybercriminalité :  a) en fonction de l’objet des infractions ; b) en fonction du modus operandi. Ces deux approches ont été adoptées dans la Convention de Budapest sur la cybercriminalité (2001), en effet la cybercriminalité est comprise comme « L’ensemble des infractions pénales commises à l’encontre des technologies de l’information et de la communication (Dans ce cas, les technologies sont l’objet de l’infraction) ainsi que celles dont la commission est facilitée ou liée à l’utilisation de ces technologies (dans ce cas-ci, elles sont le moyen ou modus operandi) ».

Les experts internationaux mobilisés par la déclaration de Salvador du 19 avril 2010 s’accordent pour affirmer que les infractions traditionnelles comme le vol, la fraude, l’escroquerie, le vol d’identité sont de plus en plus commises par le biais des TICs. Et la résolution des affaires criminelles autres que des cyber délits requièrent des preuves électroniques. Des affaires célèbres et récentes témoignent de ce fait en Haïti : le rebondissement de l’affaire du policier qui abusait sexuellement de sa fille, l’identification des principaux suspects dans l’assassinat du Bâtonnier Dorval, la condamnation des jeunes coupables de viol collectif sur une mineure ont tous nécessité des preuves électroniques, que ce soit les traces d’échanges téléphoniques ou des vidéos circulant sur les médias sociaux. L’importance des technologies dans la lutte contre la criminalité et leur efficacité ne sont plus à prouver en Haïti.

Malgré les faits saillants et des dénonciations récurrentes de victimisation de cyber délits, les enquêteurs et les juges rechignent à faire usage des preuves numériques dans les procès judiciaires dans le pays. Et même des professeurs de droit enseignent que les preuves sonores, audiovisuels, autrement dit, les preuves électroniques ne sont pas admissibles devant les tribunaux en Haïti. Même si la plupart des juristes sont incapables de fournir des textes légaux appuyant leur assertion. Certains acquiescent du fait que le code d’instruction criminelle haïtien date du 19 siècle et déduisent qu’étant donné la récence des nouvelles technologies de l’information et de la communication, elles ne pouvaient être prise en compte par le code. Cette adhérence collective à des affirmations improuvées est le signe d’un manque de connaissance des théories des preuves judiciaires.

Comme l’a montré Jean-Philippe Lévy, trois grands systèmes de preuves peuvent être identifiés dans l’histoire : la preuve surnaturelle, la preuve réglementée et la preuve libre.

L’utilisation des preuves surnaturelles remontent à l’antiquité, période à laquelle ou l’on recourait à l’ordalie ou jugement de Dieu pour prouver les faits judiciaires.  Au sein du système de la légalité des preuves ou de la preuve réglementée, c’est la loi qui énumère et définit les modes de preuves recevables ainsi que leur force probante. Au contraire, dans le système de la preuve morale ou la preuve libre, qui prévaut en matière pénale, les juges ont le pouvoir d’apprécier les preuves en fonction de leur intime conviction, qui est une méthode de jugement permettant de prendre en compte l’acte à juger et la personne dans leur réalité et dans leur subjectivité, en ouvrant aux juges l’accès à tout moyen de preuve : par la parole, par la science, par les éléments psychologiques[1].  Et il revient au juge instructeur et au procureur (Commissaire du gouvernement) de rechercher les preuves, les faits juridiques pouvant être prouvés par tous les moyens licites.

L’analyse du droit haïtien nous permet de dégager le constat suivant :  le système de la preuve légale prédomine dans le droit civil, en effet dans les articles 1110-1130, le législateur a catalogué l’ensemble des preuves admissibles devant le tribunal civil, et fixer leur force probante. Par exemple, les actes authentiques font pleine foi des conventions qu’ils renferment jusqu’à inscription de faux et la preuve de faux doit être apporté par la partie contre laquelle on les a produits. Au contraire les actes sous-seing privé ne font foi qu’autant qu’ils sont reconnus par celui à qui on les attribue ou par ses héritiers ou ayants-cause. Ils sont réputés faux par une simple négation de ces derniers.  En plus, conformément au décret portant sur la signature électronique du 29 novembre 2016 « L’écrit sous forme électronique est admis en preuve au même titre que l’écrit sur support papier, sous réserve que puisse être dûment identifiée la personne dont il émane et qu’il soit établi et conservé dans des conditions de nature à en garantir l’intégrité »

En droit pénal, c’est le système de la preuve libre qui prime, selon les dispositions des articles 189, 190 du code d’instruction criminelle ainsi conçu :

Art 189 : Le Doyen est investi d’un pouvoir discrétionnaire, en vertu duquel il pourra prendre sur lui tout ce qu’il croira utile et permis pour découvrir la vérité ; et la loi charge son honneur et sa conscience d’employer tous ses efforts pour en favoriser la manifestation.

Art 190 :  Il pourra, dans les cours des débats, appeler même par mandat d’amener, et entendre toutes personnes, ou se faire apporter toutes nouvelles pièces qui lui paraitraient, d’après les nouveaux développements donnés à l’audience, soit par les accusés, soit par les témoins, pouvoir répandre un jour utile sur le fait contesté.

Autrement dit, en droit pénal haïtien, le juge peut recourir à la libre évaluation des preuves selon son intime conviction et à tous les procédés licites notamment les preuves électroniques pour découvrir la vérité. Ce pouvoir discrétionnaire est étendu aux différents officiers judiciaires intervenant dans la procédure pénale à travers les dispositions des articles 73 et 25-28 du code d’instruction criminelle haïtien.

Dans le droit bancaire, La loi du 20 juillet 2012 portant sur les Banques et les Institutions financières permet à ces dernières de passer des contrats par le support technologique et de recevoir les documents électroniques comme éléments de preuve.  Comme le dispose l’article 77 de cette loi :

Article 77.- Les banques peuvent, par convention passée avec leurs clients, établir les conditions d’admission des documents électroniques comme éléments de preuve. Le modèle convention doit être préalablement approuvé par la Banque de la République avant sa soumission à la clientèle.

L’écrit sous forme électronique est admis en preuve au même titre que l’écrit sur support papier, sous réserve que puisse être dûment identifiée la personne dont il émane et qu’il soit établi et conservé dans des conditions de nature à en garantir l’intégrité.

En outre la loi leur fait injonction de se doter de système informatique pouvant repérer les transactions frauduleuses pouvant être liées au blanchiment de capitaux. Ce dernier consiste à remettre dans le circuit légal des capitaux dont l’origine est illicite, voire même criminelle. Telle que dans les cas de la criminalité organisée, le trafic de stupéfiants, d’armes, de biens et de marchandises, de main-d’œuvre clandestine, le trafic d’êtres humains, l’exploitation de la prostitution, la fraude fiscale grave et organisée, etc..[2]  Ainsi que le prévoit l’article 72, qui se lit ainsi :

Article 172.- Les banques et autres institutions financières doivent se doter d’un système informatique spécialisé capable de repérer des transactions douteuses pouvant être liées à une opération de blanchiment de capitaux

Les banques et autres institutions financières doivent élaborer et maintenir à jour des politiques et procédures internes de lutte contre blanchiment de capitaux. Elles doivent assurer la formation continue leur personnel en ce qui a trait aux pratiques et mécanismes de lutte contre le blanchiment de capitaux.

En tout état de cause, dans le cadre d’une procédure pénale sur le blanchiment de capitaux, les enquêteurs judiciaires peuvent requérir les données électroniques collectées par les institutions bancaires.  Comme prévus aux termes des articles 179 et 180 al. 2 :

Article 179.- Le secret professionnel ne peut être opposé ni à la Banque de la République d’Ham, ni à unité Centrale de Renseignements Financiers, ou autre entité servant de tenant lieu, agissant dans le cadre d’une enquête relative au blanchiment de capitaux ou au financement au terrorisme, ni l’autorité judiciaire agissant dans le cadre d’une procédure pénale.

Les dispositions du présent chapitre ne s’opposent pas au partage, et la mise en place de mécanismes et d’organes permettant et facilitent ce partage, entra las institutions financières, d’informations sur la qualité et l’encours du crédit des débiteurs du système financier. La Banque de la République d’Haïti détermine par disposition réglementaire, les conditions de partage de ces informations avec des entités commerciales.

Les dispositions du présent Chapitre ne s’oppose pas non plus au partage d’informations entre une société mère et sa filiale bancaire établie en Ham, dans les conditions de confidentialité déterminées par la présente loi_ La Banque de la République d’Haïti détermine par disposition réglementaire application du présent alinéa.

En conclusion, contrairement à ce que prétendent certains juristes et même enseigné par des professeurs de droit, les preuves électroniques sont admissibles devant les tribunaux haïtiens. Dans le droit civil, cette règle est consacrée par le décret sur la signature électronique et dans le droit bancaire, par la loi de 2012 sur les Banques. Dans le droit pénal, l’admission des preuves numériques découlent de la liberté des preuves en la matière.  Toutefois, il faut admettre que bien des vides juridiques restent à combler pour un encadrement efficace des preuves électroniques. Notamment, en ce qui a trait aux pouvoirs d’enquêtes, à l’incrimination des comportements délictueux sur le cyberespace en examinant l’aspect général ou spécifique informatique des infractions, à la « chaîne de surveillance » c’est-à-dire le processus de collecte et de traitement des preuves électroniques afin de garantir l´intégrité, l´authenticité et la continuité des preuves durant toute la période comprise entre leur saisie et leur utilisation lors du procès et enfin à la coopération internationale. Ces derniers points seront l’objet de nos analyses dans un prochain article.

[1] Fayol-Noireterre, J. (2005). Rubrique – L’intime conviction, fondement de l’acte de juger. Informations sociales, 127(7), 46-47. https://doi.org/10.3917/inso.127.0046

[2] Lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme | SPF Economie. (2020, 7 septembre). SPF Economie. https://economie.fgov.be/fr/themes/services-financiers/lutte-contre-le-blanchiment-de#:%7E:text=Comment%20les%20organisations%20criminelles%20proc%C3%A8dent,en%20dissimuler%20la%20destination%20illicite.

ViaJameson Pierre-Louis
Sourcewww.drakepot.com
A travers un rôle de médiation et d’animation, l’Observatoire du Numérique en Haïti se donne pour mission d’accompagner les différents acteurs afin de préparer la société aux révolutions numériques en étant une plateforme-ressource de soutien aux écosystèmes locaux et d’appui aux processus d’aide à la décision.
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