Emojis : Régression de la communication ou variation du langage ?

Young girl texting at the beach

C’est la fureur digitale du moment. Pas un message aujourd’hui qui ne soit régulièrement truffé d’un petit smiley jaune, d’un personnage ou d’un symbole design connus sous le nom d’émoji. A tel point que les marques, les associations et les entreprises commencent à leur tour à parsemer leurs communications d’émoticônes pour sortir du lot et faire vibrer la corde sensible du destinataire, surtout les plus jeunes. Risque-t-on l’overdose graphique débilitante ou élargit-on la palette du sens ?

En mai dernier, le carnet rose des émojis s’est officiellement enrichi de 38 futures nouvelles petites représentations graphiques allant de la tête de grand-mère Noël au scooter italien en passant par une chauve-souris ou un croissant. Leur point commun ? Elles sont le fruit des requêtes les plus fréquentes des internautes que le très sérieux consortium informatique Unicode a compilées pendant plusieurs mois. Patience cependant ! Les adeptes des figurines à tout va devront encore attendre jusqu’au mois de juin 2016 pour pouvoir les télécharger sur Android ou iOs, le temps qu’Unicode standardise leur spécification typographique à l’instar du fameux « :-) » qui donne  ! Hormis leur extrême facilité d’emploi, que peut-on penser pour autant du succès des émoticônes ou smileys en version shakespearienne ?

Nés pour se différencier

Actuellement, ces petits signes cabalistiques rencontrent de toute évidence un grand succès quel que soit le pays ou la culture de la personne. Les fanas de ces hiéroglyphes des temps modernes nés au Japon ont même créé leur propre encyclopédie en ligne baptisée fort logiquement Emojipedia. Chaque icône disponible aujourd’hui est exhaustivement répertoriée, classifiée selon son thème d’appartenance ou sa signification sémantique, le tout étant accompagné d’une brève définition et de la liste des variations à disposition selon Google, Apple, Microsoft, Twitter, etc.

A l’origine, c’est déjà un souci de différentiation qui a motivé le recours aux émojis. Dès 1998, l’opérateur télécoms japonais NTT DoCoMo lance une première palette de 172 pictogrammes disponibles pour ses abonnés pour rendre la messagerie et les SMS des usagers plus conviviaux mais aussi se démarquer de la concurrence jamais en retard d’une innovation consommateur au pays du Soleil Levant. Ce n’est cependant véritablement qu’en 2011 que le phénomène va décoller à l’échelle planétaire lorsqu’Apple prend la décision d’intégrer ces émoticônes à la version 5 de son système d’exploitation (1). Depuis, une foultitude de start-ups s’est engouffrée dans la brèche pour imaginer toujours plus d’avatars, de gifs animés et d’images cabalistiques.

Graffiti volatil ou langage enrichi ?

Emoji - SMSA peine apparus, les émojis ont en tout cas rapidement interpelés les experts du langage et de la sémiologie. Faut-il y voir un vulgaire graffiti comme ceux qui défigurent régulièrement le mobilier urbain ou bien un mode d’expression à mi-chemin entre sémantique et design comme peuvent l’être des murs tagués dans certains endroits ? Selon Rachel Panckhurst, enseignante-chercheuse en linguistique-informatique à la tête de Sud4science, un projet d’étude universitaire des SMS basé à Montpellier, les émojis méritent un statut de langue à part entière (2) : « Ce qui est intéressant, c’est qu’on a une écriture qui vient simuler des formes qui pourraient s’apparenter à des interjections, des onomatopées ou des néologismes comme ‘lol’. Ils viennent simuler l’oral, introduire du non-verbal et ajouter de l’expressivité. Ils servent à renforcer par rapport au contexte (« je suis content pour toi :) »), orienter vers une interprétation du message lorsque le contenu est ambigu (« mais tu fais chier aussi là 😀 ») ou introduire une information absente (« toute l’interview est dans la même veine, c’est… :) ») ».

Docteur et chercheur en sciences du langage et auteur d’une thèse sur les émoticônes, Pierre Halté prolonge même la réflexion linguistique. Loin d’appauvrir la classique langue écrite qu’on enseigne studieusement à l’école, la petite icône apporte même un supplément de sens tout à fait bénéfique à ses yeux (3) : « Des études comme celle de Montpellier montrent que ceux qui manipulent le plus ces émoticônes sont en fait ceux qui maîtrisent le mieux la langue française. Les ados font par exemple la différence entre le langage utilisé dans leurs textos échangés avec leurs copains et celui qu’ils utilisent à l’école. De plus, il n’y a pas de concurrence. C’est une aberration de penser que va remplacer ‘je suis content’. Les deux s’enrichissent mutuellement ». A voir malgré tout tant les SMS de notre chère génération Z sont si souvent infestés de coquilles et de fautes !

Le tsunami de l’émoji est en route

Au-delà des débats entre spécialistes du langage, une chose est indubitable. L’émoji est une vague de fond qui n’est pas prête de s’arrêter comme en témoigne une étude réalisée sur leur utilisation dans les messages postés sur Instagram. Il s’avère notamment que 63% des Finlandais en parsèment leurs publications tandis qu’un Français sur deux cède volontiers à l’usage du smiley qui va bien (4) !

Cette appétence pour ce revival hiéroglyphique est totalement confirmée par une autre étude commanditée (5) par l’opérateur télécoms britannique Talk Talk Mobile et réalisée par l’université de Bangor. Il ressort par exemple que 80 % des 18-25 ans britanniques ont adopté les émojis dans leur façon de communiquer et que 72% trouvent qu’il est plus facile de communiquer avec ces signes qu’avec des mots. Si l’étude constate une vitesse de pénétration indéniable chez les plus jeunes, elle pondère également certains points et notamment celui de la mauvaise interprétation de l’émoji employé. Comme pour certains vocables, le double-sens, voire le contresens, peut poindre à tout instant. Ce piège concerne d’ailleurs les plus de 40 ans dont 31% admettent qu’ils évitent d’y recourir de crainte d’une interprétation erronée. 54% déclarent même ressentir de la confusion sur le sens véritablement véhiculé par l’émoticône qu’ils reçoivent.

Un outil communicant à éradiquer ?

Devant le risque de mauvaise compréhension, la tentation pourrait être de prestement ranger l’arsenal des émojis au placard des vraies fausses bonnes idées. Cela serait aller un peu vite en besogne. Il existe effectivement des publics où un annonceur a besoin de communiquer avec clarté, efficacité et même émotion. C’est par exemple le pari qu’a fait récemment l’organisation non-gouvernementale suédoise BRIS qui lutte contre les violences domestiques faites aux enfants. En plus de la traditionnelle ligne téléphonique où l’enfant peut appeler et se confier, l’ONG a lancé une application à installer pour un smartphone avec des émojis censés représenter des situations de souffrance et de maltraitance que l’enfant rencontre. Bien que l’initiative ait suscité quelques réactions épidermiques, celle-ci montre réellement qu’elle poursuit un objectif de communication en adaptant son langage à son public. Une règle d’ailleurs que d’aucuns ont même tendance à perdre de vue dans des dispositifs nettement conservateurs.

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– (1) – Lucie Ronfaut – « Les stickers, un business méconnu sur les smartphones » – Le Figaro – 16 avril 2014
– (2) – Amandine Schmitt – « Ce que vous voulez vraiment dire quand vous utilisez des emojis » – L’Obs – 14 mai 2015
– (3) – Ibid.
– (4) – « Emojineering Part 1: Machine Learning for Emoji Trends » – Tumblr Instagram Engineering – Mai 2015
– (5) – « Emoji fastest growing new language » – Site de Bangor University – 19 mai 2015
– (6) – Valentin Blanchot – « Emojis & Publicité : Quelle utilisation ? » – Siècle Digital – 12 juin 2015
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